Les Fossés, matrice de l’imaginaire dumasien

C’est dans la plus petite enfance que se forme l’imaginaire. A. Dumas nous dit  dans ses Mémoires, et nous le redit dans son roman “Conscience l’Innocent”: C’est au château des Fossés loué par son père le général qu’il a fixé ses tous premiers souvenirs.  Il le répète de vive voix lors de son retour sur les lieux et dans les environs en 1864. C’est là qu’il admira le physique athlétique de ce père idéalisé qui mourra peu après. Il ne gardera pas de souvenir des résidences qui suivirent juste après, mais les Fossés, la route qui y mène depuis Haramont, le prieuré de Longpré, ont bercé sa prime enfance.

Le fameux  psychologue de l’enfance, Jean Piaget, nous montre bien l’importance de ces premières sensations sur la formation de l’imaginaire de l’homme.  Ici, l’auteur le reconnaît explicitement dans les deux ouvrages cités. L’importance des bois, des douves qui enserrent le Manoir, la sensation d’être perdu en pleine nature, associée aux  derniers souvenirs de son père, constituent le cadre général d’un puissant lieu de mémoire pour cet illustre auteur à l’imagination foisonnante. M. Delaveau écrit en 1998 que ‘’ce pays de son enfance, il ne l’a pas oublié: celui-ci demeure, avec ses récits de voyages, les évènements historiques, l’une des principales sources de sa féconde création littéraire’’.

Des extraits des Mémoires de Dumas peuvent guider et amuser le visiteur des Fossés tout en illustrant explicitement ce lien profond.

Les Mémoires de Dumas père

Chapitre II

Souvenirs d’enfance – Le Château des Fossés – Une baignade qui tourne mal – Mocquet « cauchemardé » – Berlick et Berlock – Une étrange façon de marcher – Voyage à Paris – La pension de la rue Harlay – La marquise de Montesson – Déjeuner à Montmartre avec Brune et Marat – Chez Pauline Bonaparte – Mort du général Dumas.

La première lueur qui se répand dans cette première obscurité de ma vie pour y éclairer un souvenir, date de l’année 1805. Je me rappelle la topographie partielle d’un petit château que nous habitions et qui se nommait Les Fossés.

Cette topographie se borne à la cuisine et à la salle à manger, les deux endroits que je fréquentais sans doute avec le plus de sympathie.

Je n’ai pas revu ce château depuis 1805, et cependant je puis dire que l’on descendait dans cette cuisine par une marche, qu’un gros bloc était en face de la porte, que la table de cuisine venait immédiatement après lui, qu’en face de cette table de cuisine, à gauche,  était la cheminée, cheminée immense, à l’intérieur de laquelle était presque toujours le fusil favori de mon père; monté en argent, avec un coussinet de maroquin vert à la crosse, fusil auquel on me défendait, sous les peines les plus sévères, de toucher, et auquel je touchais éternellement, sans que jamais ma bonne mère ait, malgré ses terreurs, réalisé aucune de ses menaces à mon endroit.

 Enfin, au-delà de là cheminée, était la salle à manger, à laquelle on montait par trois marches; qui était parquetée en sapin, et lambrissée de bois peint en gris.

Quant aux commensaux de cette maison, à part mon père et ma mère, ils se composaient, et je les classe ici selon l’importance qu’ils avaient pris dans mon esprit :

Ils se composaient :

1) D’un gros chien noir nommé Truff, qui avait le privilège d’être bien venu partout, attendu que j’en avais fait ma monture ordinaire,

2) D’un jardinier nommé Pierre, qui faisait pour moi, dans le jardin, provision de grenouilles et de couleuvres, sortes d’animaux dont j’étais fort curieux,

3) D’un nègre valet de chambre de mon père, nommé Hippolyte, espèce de Jocrisse noir, dont les naïvetés étaient passées en proverbe, et que mon père gardait, je crois, pour compléter une série d’anecdotes qu’il eût pu opposer avec avantage aux jeannoteries de Brunet,

4) D’un garde nominé Mocquet, pour lequel j’avais une profonde admiration, attendu que tous les soirs il avait à raconter de magnifiques histoires sur son adresse, histoires qui s’interrompaient aussitôt que paraissait le général, le général n’ayant point de cette adresse une idée aussi haute que le narrateur,

5) Enfin d’une fille de cuisine, nommée Marie.

Cette dernière se perd complètement, pour moi, dans les brouillards crépusculaires de ma vie. C’est un nom que j’ai entendu donner à une forme restée indécise dans mon esprit, mais qui, autant que je puis me le rappeler, n’avait rien de poétique.

Truff mourut de vieillesse vers la fin de 1805, Mocquet et Pierre l’ensevelit dans un coin du jardin. Ce fut le premier enterrement auquel j’assistai, et je pleurai bien sincèrement le vieil ami de ma première jeunesse.

Maintenant, mes autres souvenirs sont épars et brillants dans une demiobscurité, sans ordre et sans chronologie.

La cuisine du château et la commémoration culinaire du Bicentenaire

Un jour que je jouais dans le jardin, Pierre m’appela, je courus à lui. Quand Pierre m’appelait, c’est qu’il avait fait quelque trouvaille digne de mon attention. En effet, il venait de pousser d’une espèce de pré dans un chemin une couleuvre qui avait une grosse bosse au ventre. D’un coup de bêche il coupa la couleuvre en deux et de la couleuvre sortit une grenouille, un peu engourdie d’abord, par le commencement de digestion dont elle avait été l’objet, mais qui bientôt revint à elle, étira ses pattes l’une après l’autre, bâilla démesurément et se mit à sauter doucement d’abord, puis plus vivement, puis enfin comme s’il ne lui était absolument rien arrivé.

Ce phénomène, que je n’ai jamais eu l’occasion de voir se reproduire depuis, me frappa singulièrement et est resté si présent à mon esprit, qu’en fermant les yeux, je revois, au moment où j’écris ces lignes, les deux tronçons mouvants de la couleuvre, la grenouille encore immobile et Pierre appuyé sur sa bêche et souriant d’avance à mon étonnement, comme si Pierre, la grenouille et la couleuvre étaient encore là.

 

Pierre le jardinier

Seulement le visage de Pierre est à demi effacé par le temps, comme un daguerréotype mal venu.

Je me souviens encore que vers la moitié de l’année 1805, mon père, souffrant et se trouvant mal partout, quitta notre château des Fossés pour une maison ou un château situé à Antilly (de ce séjour, je n’ai aucun souvenir) et que mon déménagement à moi se fit sur le dos de Pierre. Or, il avait beaucoup plu la veille et la surveille, et mon étonnement était grand de voir Pierre, sans se déranger, traverser les flaques d’eau qui coupaient le  chemin.

 » Tu sais donc nager, Pierre ? lui demandais-je.

Il faut que l’impression que m’a faite le courage de Pierre traversant ces flaques d’eau, soit bien vive, puisque ces paroles sont les premières que je me rappelle avoir prononcées, et, comme celles de M. de Crac qui avaient gelé en hiver et qui dégelaient au printemps je les entends bruire à mon oreille avec l’accent lointain et presque perdu de ma voix enfantine.

Cette interrogation à Pierre : Pierre sais-tu nager ? venait d’un événement arrivé chez nous, et qui avait laissé une impression profonde dans ma jeune imagination. Trois jeunes gens, dont l’un nommé Dupuis, et que j’ai revu depuis bijoutier à Paris, trois jeunes de Villers-Cotterêts étaient venus au château des Fossés entouré d’eau, pour demander la permission de se baigner dans l’espèce de canal qui lui faisait une ceinture.

Mon père avait accordé cette permission, avait demandé aux jeunes gens s’ils savaient nager, et, sur leur réponse négative, leur avait assigné un endroit où ils devaient avoir pied, et où par conséquent ils ne courraient aucun danger. Nos baigneurs s’étaient d’abord tenus là, puis, peu à peu, ils s’étaient enhardis, de sorte que tout à coup nous entendîmes de grands cris du canal : on y courut,  c’étaient nos trois baigneurs qui étaient tout simplement en train de se noyer.

Heureusement Hippolyte était là, et Hippolyte nageait comme un poisson. En un tour de main il fut à l’eau, et quand mon père arriva au bord du canal, il était déjà en bonne voie de sauver le premier. Mon père, admirable nageur des colonies, se jeta à l’eau à son tour et sauva le second. Hippolyte sauva le troisième.

Toute cette repêcherie fut l’affaire de cinq minutes et cependant l’un des trois baigneurs avait déjà perdu connaissance, de sorte que le voyant couché, les yeux fermés et sans souffle, je le crus mort ; ma mère, qui savait qu’il n’était qu’évanoui, et à qui mon père assurait qu’il ne courait aucun danger de la vie, profita de ce spectacle qui m’impressionnait profondément, pour me faire un sermon plein d’éloquence sur le danger d’aller jouer sur les bords du canal. Jamais sermon n’eut un auditoire plus attentif, jamais prédicateur n’eut un converti plus fervent.

A partir de ce moment, on ne m’eût pas pour tous les trésors de l’enfance, chevaux galopants, moutons bêlants, chiens aboyants, on ne m’eût pas fait cueillir une fleur sur les bords du canal.
Une chose m’avait frappé encore, c’étaient les formes merveilleuses de mon père,  ces formes pour lesquelles on semblait avoir fondu clans un même moule les statues d’Hercule et d’Antinoüis, comparées aux formes grêles et pauvres d’Hippolyte.

Il en résulte que je vois mon père, quand je le  vois nu, ruisselant d’eau, et souriant d’un divin sourire, comme un homme qui vient d’accomplir un acte qui l’égale à Dieu, c’estàdire qui vient de sauver un autre homme.

Voilà pourquoi je demandais à Pierre s’il savait nager : c’est que, le voyant s’aventurer dans des flaques d’eau de deux pouces de profondeur, je songeais à ce jeune homme évanoui sur les gazons du canal, et que je ne voyais là, pour nous sauver, ni mon père,  ni Hippolyte.

Les douves, où le général et Hippolyte sauvèrent deux jeunes gens

Hippolyte, excellent nageur, coureur dératé, assez bon cavalier, était loin d’avoir, comme je crois l’avoir déjà dit, des facultés intellectuelles correspondantes à ses qualités physiques. Deux exemples donneront une idée de son intelligence.

Un soir que ma mère craignait une gelée de nuit et qu’elle voulait en préserver quelques belles fleurs d’automne, placées sur un petit mur d’appui et dont la vue égayait les fenêtres de la salle à manger, elle appela Hippolyte.

Hippolyte accourut et attendit l’ordre qu’on allait lui donner, ses gros yeux écarquillés et ses grosses lèvres ouvertes.

- Hippolyte, lui dit ma mère, vous rentrerez ces pots-là ce soir, et vous les mettrez dans la cuisine.

- Oui, madame, répondit Hippolyte.

Le soir, ma mère trouva effectivement les pots dans la cuisine, mais empilés les uns sur les autres, afin de prendre le moins de place possible sur les terres de Marie, la cuisinière.

Une sueur froide passa sur le front de ma pauvre mère, car elle comprenait tout.

Les fleurs brisées, entassées les unes sur les autres et toutes brillantes de gelée, furent retrouvées le lendemain au pied du mur. Hippolyte avait obéi à la lettre. Il avait vidé les fleurs et rentré les pots.

On appela Pierre, leur médecin. Pierre en sauva quelques-unes,  mais la plus grande partie se trouva perdue.

Le second fait est  plus grave. Je l’avais offert à Alcide Tousez, pour qu’il le plaçât dans La Soeur de Jocrisse, mais il n’osa l’utiliser.

J’avais un charmant petit friquet que Pierre avait attrapé. Le pauvre petit volant à peine avait voulu s’aventurer comme Icare à suivre son père, et était passé de son nid dans une cage, où  il avait grossi et où son aile avait pris tout le développement nécessaire.

C’était Híppolyte qui était chargé spécialement de donner du grain à mon friquet et de nettoyer la cage.

Un jour je trouvai la cage ouverte et mon friquet disparu.

De là,  cris, douleurs, trépignements, et enfin intervention maternelle.

- Qui a  laissé cette porte ouverte ? demanda  ma mère à Hippolyte.  C’est moi, madame, répondit celuici joyeux comme s’il avait fait l’action la plus adroite du monde.  – Et pourquoi cela ? Dame ! pauvre petite bête, sa cage sentait le renfermé.

Il n’y avait rien à répondre à cela. Ma mère n’ouvrait-elle pas elle-même les fenêtres et les portes des chambres qui sentaient le renfermé, et ne recommandaitelle pas aux domestiques d’en faire autant en pareilles circonstances.

On me donna un autre friquet et on enjoignit à Hippolyte de nettoyer la cage assez souvent pour qu’elle ne sentît plus le renfermé.

Je ne me rappelle pas s’il obéit bien ponctuellement. D’ailleurs un autre évènement préoccupait la maison : le garde Mocquet avait le cauchemar.

 

D’ailleurs un autre évènement préoccupait la maison : le garde Mocquet avait le cauchemar.

 

Le nègre Hippolyte

Savez-vous ce que c’est que le cauchemar ? Oui, car vous avez vu ce monstre aux gros yeux, assis sur la poitrine d’un homme endormi et haletant.

De qui est la lithographie, je ne m’en souviens pas, mais je l’ai vue comme vous l’avez vue.

Seulement,  le cauchemar de Mocquet, ce n’était pas un singe aux gros yeux, monstre fantastique éclos dans l’imagination d’Hugo, et reproduit par le pinceau de Delacroix, par le crayon de Boulanger ou par le ciseau de Feuchère ; non, c’était une petite vieille, habitant le village d’Haramont, distant d’un quart de lieue de notre château des Fossés, et que Mocquet tenait pour son ennemie personnelle.

Mocquet entra un jour, dès le matin, dans la chambre de mon père, encore couché, et s’arrêta devant son lit.

- Eh bien ! Mocquet, demanda mon père, qu’y a-t-il ? Et pourquoi cet air funèbre ? – Il y a mon général, répondit gravement Mocquet, que je suis cauchemardé.

Mocquet, sans s’en douter, avait enrichi la langue française d’un verbe passif.

- Tu es cauchemardé. Oh ! Oh ! fit mon père en se soulevant sur le coude.

- Oui, général

Et Mocquet tira son brûle-gueule de sa bouche, ce qu’il ne faisait que rarement et dans les circonstances graves.

Ce brûle-gueule était devenu non pas un accessoire de Mocquet, mais une partie intégrante  de Mocquet.

Nul ne pouvait dire avoir jamais vu Mocquet sans son brûle-gueule. Quand, par hasard, il ne le tenait pas à la bouche, il le tenait à la main.

Ce brûle-gueule, destiné à accompagner Mocquet au milieu des fourrés les plus épais, devait présenter le moins de prise possible aux corps solides qui pouvaient amener son anéantissement.

Or, l’anéantissement d’un brûlegueule bien culotté était pour Mocquet une perte que les années seules pouvaient réparer, et encore !
 
Aussi, la tige du brûle-gueule de Mocquet ne dépassait jamais cinq ou six lignes, et encore pouvaiton toujours sur les cinq ou six lignes, parler pour moitié en tuyau de plume.

Cette habitude de ne quitter sa  pipe, laquelle avait creusé son étau entre les incisives et les canines de Mocquet, avait amené chez lui une autre habitude qui était celle de parler les dents serrées,  ce qui donnait un caractère d’entêtement particulier à tout ce qu’il disait ; car alors rien n’empêchait plus ses dents de se rejoindre.
 
- Et depuis quand es-tu cauchemardé pauvre Mocquet ? demanda mon père  – Depuis huit jours, général. – Et par qui ? – Oh ! je sais bien par qui; dit Mocquet les dents plus serrées que jamais. – Mais, enfin, peuton le savoir ? – Par cette vieille sorcière de mère Durand,  général. – Par la mère Durand d’Haramont ? – Oui par elle. – Diable, Mocquet, il faut faire attention à cela. – Je fais attention aussi et elle me le payera la vieille taupe.

La vieille taupe était une expression de haine que Mocquet avait empruntée à Pierre, lequel n’ayant pas de plus grand ennemi que les taupes; donnait le nom de taupe à tout ce qu’il détestait.

- ll faut faire attention à cela, Mocquet, avait dit mon père.

Ce n’est pas que mon père crut au cauchemar de Mocquet, ce n’est pas même qu’en admettant l’existence de ce cauchemar, il crût que c’était la mère Durand qui cauchemardait son garde. Non, mais mon père connaissait les préjugés de nos paysans, il savait que la croyance aux sorts est encore fort répandue dans les campagnes. Il avait entendu raconter quelques exemples terribles de vengeances de la part d’ensorcelés, qui avaient cru rompre le charme en tuant celui ou celle qui les avait charmés, et Mocquet, en dénonçant la mère Durand à mon père, avait mis dans sa dénonciation un tel accent de menace, il avait serré la crosse de son fusil de telle façon que mon père avait cru devoir abonder dans le sens de Mocquet, afin de prendre sur lui cette influence, qu’il ne fit rien sans le consulter.

- Mais avant qu’elle ne te paye, mon cher Mocquet, lui dit mon père, il faudrait bien t’assurer qu’on ne peut pas te guérir de ton cauchemar. – On ne peut pas, général. – Comment, on ne peut pas ? – Non, j’ai fait l’impossible. – Qu as-tu fait ? – D’abord, j’ai bu un grand bol de vin chaud avant de me coucher. – Qui t’a conseillé ce remède-là. Est-ce M. Lecosse ?

Lecosse était le médecin en renom de Villers-Cotterêts.

- M. Lecosse ? fit Mocquet, est-ce qu’il connaît quelque chose aux sorts, lui ? Non pardieu pas, ce n’est pas M. Lecosse. – Qui est-ce donc ? – C’est le berger de Longpré. – Mais un bol de vin chaud, animal : tu as dû être ivre mort après l’avoir bu. – Le berger en a bu la moitié. – Je comprends l’ordonnance, alors : et le bol de vin chaud n’a rien fait ? – Mon général, elle est venue piétiner sur ma poitrine cette nuit-là comme si je n’avais absolument rien pris. – Et qu’as-tu fait encore ? – J’ai fait ce que je fais quand je veux prendre une bête fausse.

Mocquet avait une phraséologie qui lui était particulière. Jamais on n’avait pu lui faire dire une bête fauve. Toutes les fois que mon père disait : une bête fauve, Mocquet reprenait : Oui, général, une bête fausse, parce que, général, sauf votre respect, vous vous trompez.

- Comment, je me trompe ? – Oui, on ne dit pas une bête fauve, on dit une bête fausse. – Et pourquoi cela ? – Parce que bête fauve, cela ne veut rien dire. – Et que veut dire bête fausse ? – Ca veut dire une bête qui ne va que la nuit, ça veut dire une bête qui trompe, ça veut dire une bête fausse enfin. La définition était si logique qu’il n’y avait rien à répondre. Aussi mon père ne répondit-il rien, et Mocquet triomphant continua d’appeler les bêtes fauves des bêtes fausses.

Voilà pourquoi à la question de mon père :

- Et qu’as-tu fait encore ?

Mocquet répondait :

- J’ai fait ce que je fais quand je veux prendre une bête fausse. – Et que fais-tu, Mocquet ? – J’ai préparé un pierge.

C’était la façon de Mocquet de prononcer le mot piège.

- Tu as préparé un piège pour prendre la mère Durand ?

Mocquet n’aimait pas qu’on prononçât les mots autrement que lui. Il reprit :

- J’ai préparé un pierge pour la mère Durand. – Et où l’as-tu mis : à ta porte ? – Oh ! bien oui, à ma porte ; est-ce qu’elle passe à ma porte la vielle sorcière ? Elle entre dans ma chambre à coucher, je ne sais pas seulement par où. – Par la cheminé, peut-être ? – Il n’y en a pas. Et d’ailleurs je ne la vois que lorsque je la sens, quand elle me piétine sur la poitrine : v’lan ! v’lan ! v’lan ! – Enfin, où as-tu mis le piège ? – Le pièrge ? Je l’ai mis sur mon estomac, donc. – Et quel piège as-tu mis ? – Oh ! un fameux pierge, avec une chaîne de fer que j’ai passée à mon poignet. Il pesait bien dix livres. Oh ! oui, dix à douze livres au moins. – Et cette nuit-là ? – Oh ! cette nuit-là, ça a été bien pis. Ordinairement c’était avec ses galoches qu’elle me pétrissait la poitrine : cette nuit-là, elle est venues avec ses sabots. – Et elle vient comme cela ? – Toutes les nuits que le bon Dieu fait. Aussi j’en maigris que je deviens étique : mais ce matin j’ai pris mon parti. – Et quel parti as-tu pris, Mocquet ? – J’ai pris le parti de lui flanquer un coup de fusil, donc. – C’est un parti sage. Et quand dois-tu le mettre à exécution ? – Oh ! ce soir ou demain, général. – Diable ! et moi qui voulais t’envoyer à Villers-Hellon. – Oh ! ça ne fait rien, général. Etait-ce pressé, ce que j’allais faire ? – Très pressé. – Eh bien ! je peux aller à Villers-Hellon, il n’y a que quatre lieues, et être revenu ce soir. Ca fait huit lieues dans la journée. Nous en avons avalé bien d’autres en chassant, général. – C’est dit, Mocquet. Je vais te donner une lettre pour M. Collard, et tu partiras. – Et je partirais. Oui, général.

Mon père se leva et écrivit à M. Collard.

La lettre était conçue en ces termes :

« Mon cher Collard,
Je vous envoie mon imbécile de garde, que vous connaissez. Il s’imagine qu’une vielle femme le cauchemarde toutes les nuits, et pour en finir avec son vampire, il veut tout simplement la tuer. Comme la justice pourrait trouver mauvaise cette manière de se traiter soi-même des étouffements, je vous l’envoie sous un prétexte quelconque. Envoyez-le chez Dauré de Vouty, qui, sous un autre prétexte, l’enverra chez Dulauley, lequel, avec ou sans prétexte, l’enverra au diable, s’il veut.
En somme, il faut que sa tournée dure une quinzaine de jours. Dans quinze jours, nous habiterons Antilly, et alors, comme il ne sera plus dans le voisinage d’Haramont, et que probablement son cauchemar le quittera en route, la mère Durand pourra dormir tranquille, ce que je ne lui conseillerais pas de faire, si Mocquet demeurait dans les environs.
Il vous porte une douzaine de bécassines et un lièvre que nous avons tués hier en chassant dans les marais de Wualue.
Mille tendres souvenirs à votre belle Hermine et mille baisers à votre chère petite Caroline.
Ton ami,
Alex. Dumas »
« PS – Nous avons reçu hier des nouvelles de votre filleule Aimée, qui se porte bien ; quant à Berlick, il grandit d’un pouce par mois et court toujours sur la pointe des pieds.
Les sabots n’y ont rien fait. »

 

Mocquet partit une heure après la lettre écrite, et, trois semaines écoulées, vint nous rejoindre à Antilly.

- Eh bien ? lui demanda mon père, le voyant gaillard et bien portant ; eh bien ! la mère Durand ? – Eh bien ! général, elle m’a quitté, la vielle taupe. Il paraît qu’elle n’avait de pouvoir que dans le canton.

Maintenant le lecteur a le droit de me demander une explication sur le post-scriptum de mon père et d’exiger que je lui dise ce que c’était que ce Berlick qui grandissait d’un pouce par mois et qui courait sur la pointe des pieds sans que les sabots y fissent rien.

Berlick, c’était moi.

Voici à quelle circonstance je devais ce charmant sobriquet.

Pendant la grossesse de ma mère avait eu lieu, comme d’habitude, le jour de la Pentecôte, la fête de Villers-Cotterêts.

Fête charmante, sur laquelle je reviendrai, qui se passe sous les feuillées nouvelles, au milieu des fleurs qui s’ouvrent, des papillons qui voltigent, des fauvettes qui chantent.
Fête qui autrefois avait sa réputation, fête à laquelle on venait de vingt lieues à la ronde, et qui, comme toutes les fêtes, à commencer par la Fête-Dieu, n’existe plus guère que sur le calendrier.

Dans cette fête où venait tant de monde, était venu un homme portant sur son dos une baraque, comme l’escargot porte sa coquille.

Cette baraque contenait le spectacle essentiellement national de Polichinelle, spectacle auquel Goethe a emprunté son drame de Faust.

En effet, qu’est-ce que Polichinelle ? Un libertin usé,  blasé, rusé, qui enlève les femmes, qui bafoue les frères et les maris, qui rosse le commissaire, et qui finit par être emporté par le diable.

Qu’est-ce que Faust, sinon un libertin usé, blasé, peu rusé, c’est vrai, qui enlève Marguerite, qui tue son frère, qui rosse les bourgmestres, et qui finit par être emporté par Méphistophélès ?

Je ne me hasarderai pas à dire que Polichinelle est plus poétique que Faust, mais j’oserai soutenir qu’il est aussi philosophe et plus amusant.

Donc, notre homme à la baraque avait établi son spectacle sur la pelouse et donnait trente ou quarante représentations par jour de cette sublime farce qui nous a tous fait rire, enfants, et fait réfléchir, hommes.

Ma mère, enceinte de sept mois, alla voir Polichinelle. Notre homme à la baraque était un homme d’imagination. Au lieu d’appeler son diable tout simplement le Diable, il lui avait donné un nom.

Il l’appelait Berlick.

L’apparition de Berlick frappa singulièrement ma mère.

Berlick était noir comme un diable. Berlick avait une langue et une queue écarlates. Berlick ne parlait que par une espèce de grognement qui ressemblait au bruit que fait un siphon d’eau de seltz au moment où il se vide, bruit inconnu à cette époque où ces siphons n’étaient pas inventés, mais par cela même d’autant plus effrayants.

Ma mère resta préoccupée de cette figure fantastique au point qu’en sortant elle s’appuya sur sa voisine en disant :

- Ah ! ma chère, je suis perdue ; j’accoucherai d’un Berlick.

Sa voisine, qui était enceinte comme elle, et qui s’appelait madame Duez, lui répondit :

- Alors, ma chère, si tu accouches d’un Berlick, moi qui était avec toi, j’accoucherai d’un Berlick.
Les deux amies rentrèrent à la maison en riant, mais chez ma mère le rire n’était pas franc, et elle demeura convaincue qu’elle mettrait au monde un enfant qui aurait le visage noir, une queue rouge et une langue de feu.

Le jour de l’accouchement arriva.

Plus ce jour approchait, plus la croyance de ma mère prenait d’intensité. Elle prétendait que je faisais de bonds comme un diable seul pouvait en faire, et que quand je lui donnais des coups de pied, elle sentait les griffes dont mes pieds étaient armés.

Enfin arriva le 24 juillet. La demie sonna après quatre heures du matin, et je naquis.

Mais en venant  au monde, il paraît qu’à force de me tourner et de me retourner, je m’étais pris le cou dans le cordon ombilical, de sorte que j’apparus violet et à moitié étranglé.

La femme qui assistait ma mère poussa un cri.

- Ah ! ! mon Dieu ! murmura ma mère : noir, n’est-ce pas ?

La femme n’osa répondre. Du violet au noir, il y avait si peu de différence, que ce n’était pas la peine de la démentir.

En ce moment, je voulus crier, comme fait en entrant dans la vie cette créature destinée à la douleur, que l’on appelle l’homme.

Le cordon me serrait le cou, je ne pus faire entendre qu’une sorte de grognement, analogue à un bruit qui n’était que trop présent à l’oreille de ma mère.

- Berlick ! s’écria-t-elle désespérée, Berlick !

Heureusement l’accoucheur se hâta de la rassurer : il me dégagea le cou et ma face reprit sa couleur, et mon cri fut un vagissement d’enfant et non un grognement diabolique.

Mais je n’en étais pas moins baptisé du nom de Berlick et le nom m’en resta.

Quant au second paragraphe du post-scriptum :

« Il court toujours sur la pointe de ses pieds et les sabots n’y ont rien fait. »

Il avait trait à une particularité de mon organisation qui fit que jusqu’à l’âge de quatre ans, je marchai ou plutôt je courus, dis-je, sur l’extrême pointe des pieds.

Elssler, près de moi, eût paru danser sur les talons.

Il résultat de cette manière toute particulière de me mouvoir que quoique je ne tombasse pas plus souvent qu’un autre enfant ; ma mère avait plus qu’une autre mère la crainte de me voir tomber, et demandait conseil à tout le monde afin de me faire marcher d’une façon plus chrétienne.

Je crois que c’était M. Collard qui avait donné à ma mère le conseil de me mettre des sabots, espèce de chaussure qui devait rendre à peu près impossible la faculté de marcher si je ne changeais de système.

Je n’en courus que plus fort à ce qu’il paraît, d’après la lettre de mon père. Seulement, je tombais plus souvent.

Ce qui fait qu’on renonça aux sabots.

Un beau jour je renonçai à marcher sur la pointe du pied, et je marchai comme tout le monde. Il va sans dire que je ne donnai jamais aucune raison, ni du caprice ni de la cause qui m’avaient fait y renoncer.

Seulement, ce fut une grande joie pour la maison, et l’on fit part de cet heureux événement aux amis et aux connaissances.

Il va sans dire que M. Collard fut un des premiers informés.

Cependant la santé de mon père allait empirant. On lui parla du médecin de Senlis, qui avait une certaine réputation dans les environs, et que l’on nommait M. Duval : nous allâmes à Senlis.

Ce voyage n’a laissé aucun souvenir dans mon esprit, et je n’en trouve d’autre trace qu’une lettre de ma mère, qui recommande, pendant l’absence qu’elle va faire, un procès à son avoué.

M. Duval donna, à ce qu’il paraît, à mon père le conseil d’aller à Paris pour consulter Corvisart. Mon père comptait faire ce voyage depuis longtemps. Il voulait voir Brune ; il voulait voir Murat ; il espérait obtenir par eux l’indemnité qui lui était due comme prisonnier à Brindisi et de plus se faire ordonnancer le payement de sa solde arriérée de l’an VII et de l’an VIII.

Nous partîmes pour Paris.

Le général et Mocquet

Des échos des Fossés à Marly   Lorsque Dumas fit édifier sa folie de Monte Cristo à Marly, il ajouta le petit château d’If. Sous un certain angle, on peut y retrouver des réminiscences des Fossés,avec le pont, l’eau, le toit…

 

Les Fossés et le château d’If  

La rencontre d’un enfant, de son père et d’un lieu Aux Fossés Dumas découvrit et aima la nature. A Montgobert, ou encore avec le personnel du château il observa la chasse, pour laquelle il se passionnera toute sa vie. Il garda de ses mésaventures avec le jardinier Pierre sa phobie des serpents. Chauffé au coin du feu de la cheminée, il lécha les fonds de plats, observera les travaux de la cuisine, donnera de l’aide… il en conservera cette fameuse passion pour la gastronomie. On refit certaines des recettes de son Grand Dictionnaire de Cuisine dans cette même cuisine à l’occasion du bicentenaire de sa naissance en 2002.

Il passa là les seuls moments que le destin lui accorda de vivre avec son père, qu’il idéalisera, qui sera son modèle de héros, avec la dimension tragique de son histoire. Ce père, et plus tard sa mère Marie-Louise Labouret lui contèrent les exploits du général, les aventures extraordinaires du grand-père marquis qui fit d’une esclave trouvée près d’un autre Monte Cristo la grand-mère du plus célèbre romancier français.

Les lieux mêmes transpiraient d’aventures, de poussières de la grande Histoire. Après Dumas, d’autres occupants eurent des destins étonnants, étranges, toujours marqués par l’aventure et le voyage. 

 

Aperçu du parc

   

Les pavillons d’entrée et le porche

   

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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 Architectures rurales en Picardie – le Soissonnais,
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